Les dépenses sociales belges en comparaison
Cette analyse vise un double objectif : mieux appréhender l'ampleur des dépenses sociales en Belgique dans une perspective internationale et, en même temps, donner un aperçu des défis méthodologiques auxquels nous sommes confrontés dans l'établissement d'un classement international qui offre une image précise des niveaus de dépenses dans les différents pays. Lorsque nous élargissons notre vision des dépenses sociales publiques directes aux dépenses sociales privées, nous obtenons une image très différente du coût de la politique sociale en Belgique, dans les pays voisins et dans d'autres pays comparables à revenu élevé. La Belgique dépense moins pour la politique sociale que la France, les États-Unis, l'Allemagne et les Pays-Bas, et à peu près autant que l'Australie, le Danemark, l'Autriche, le Canada et la Finlande. L'Irlande, le Portugal, la Grèce et la Pologne sont à la traîne.
Ce document fait partie d'un projet de recherche plus large sur l'état des soins de santé en Belgique.
Introduction
Pour répondre à la question de savoir si la politique sociale belge nous coûte cher, il faut placer les dépenses sociales belges dans une perspective internationale : la Belgique dépense-t-elle oui ou non (beaucoup) plus en politique sociale que les pays comparables, et quelle est l'efficacité de la politique sociale dans les différents pays ? Cette question est moins évidente qu'il ne paraît. En ce qui concerne les dépenses, le problème n'est pas tant le manque de données relativement faciles à obtenir. En effet, on trouve régulièrement des listes de pays classés en fonction de l'importance de leurs dépenses publiques, listes dans lesquelles la Belgique figure toujours en haut, et un exercice similaire peut également être réalisé pour les dépenses sociales publiques, avec des résultats plus ou moins similaires. Le problème est plutôt que les données sur lesquelles se basent les classements les plus répandus, parce que les plus faciles à établir, en disent moins que ce que l'on souhaiterait. En effet, le niveau des dépenses sociales publiques tel qu'il apparaît dans ces statistiques dépend au moins autant de l'organisation financière et fiscale de la politique sociale dans un pays, telle qu'elle prend forme dans l'interaction des acteurs publics et privés, que de l'ampleur des politiques sociales financées par les pouvoirs publics.
Dans cette analyse, nous expliquons brièvement ce problème de manière plus détaillée ; pour ce faire, nous nous appuyons notamment sur la méthodologie développée par l'OCDE (cf. OECD SOCX Manual 2019 Edition : A guide to the OECD Social Expenditure Database). En plusieurs étapes, nous transformerons un classement international de l'importance des dépenses sociales directes publiques brutes en un classement de l'importance des dépenses sociales totales nettes, afin d'obtenir une image de plus en plus précise de l'importance réelle des dépenses sociales dans les différents pays, et donc du " coût " de la politique sociale dans ces pays. Dans une dernière partie, nous reviendrons sur la question de l'efficacité des dépenses sociales.
Le traitement fiscal des revenus sociaux
Un point de départ logique pour une comparaison internationale de l'importance des dépenses sociales dans les différents pays est de dresser la liste de toutes les dépenses publiques pertinentes, à la fois celles qui sont versées aux individus et aux ménages sous la forme de paiements en espèces et celles qui bénéficient aux individus et aux ménages sous la forme d'avantages en nature. La première catégorie comprend, par exemple, les pensions (premier pilier), les revenus de remplacement en cas d'incapacité de travail (par exemple, pour cause de maladie ou d'invalidité), les congés parentaux et de maternité rémunérés, les allocations familiales, les allocations de chômage ou encore des types d'aide sociale tels que le revenu d'intégration ; la deuxième catégorie comprend, entre autres, l'aide à domicile, les soins résidentiels pour les personnes âgées ou les personnes handicapées, les soins de santé (qui comprennent, entre autres, les frais de fonctionnement des hôpitaux, les soins ambulatoires, les médecins et dentistes, les médicaments...), les crèches et garderies (jusqu'à l'âge de six ans, ce qui signifie pour la Belgique que les coûts de l'enseignement préscolaire sont également pris en compte dans les dépenses sociales, mais pas les coûts de l'enseignement à partir de la première année de scolarité), les programmes de formation, de reconversion et d'activation pour les chômeurs (de longue durée) et les personnes éloignées du marché du travail, ou les allocations de loyer (affectées).
Lorsque nous répertorions toutes ces dépenses publiques dans les différents pays de cette manière, nous pouvons comparer les dépenses sociales publiques.
Toutefois, un problème se pose immédiatement : sur le plan fiscal, les prestations sociales sont traitées très différemment d'un pays à l'autre. Alors que dans un pays, un (certain type de) revenu de remplacement sera (totalement ou partiellement) exonéré de l'impôt direct, dans un autre pays ce revenu de remplacement sera soumis à l'impôt sur le revenu et, le cas échéant, au régime des cotisations sociales : une partie des dépenses sociales revient donc immédiatement au Trésor public. Il est donc possible que dans le pays A, les dépenses brutes en prestations sociales soient plus élevées que dans le pays B, précisément pour compenser le fait que ces revenus sociaux sont en partie taxés dans le pays A ; ou inversement, le pays B peut maintenir ses dépenses sociales statistiquement plus basses simplement en exonérant ces prestations de l'impôt. Pour tenir compte de cette différence de traitement fiscal, nous devons donc examiner non pas (seulement) les dépenses sociales publiques brutes, mais (également) les dépenses publiques nettes.
Le graphique 2 montre le résultat de cet exercice : en termes nets, c'est-à-dire après prise en compte des impôts directs et des cotisations sociales, la Belgique occupe la troisième place dans ce classement des dépenses sociales, soit une place de plus que si l'on se limitait aux dépenses sociales publiques directes brutes. Cette différence de classement s'explique par l'impact plus important du traitement fiscal des revenus sociaux au Danemark, où près de quatre points de pourcentage des dépenses sociales publiques reviennent immédiatement au Trésor sous la forme d'impôts directs et de cotisations sociales dus sur les revenus sociaux (cf. graphique 3).
Cadre : le problème de la taille de l'économie irlandaise
Les chiffres utilisés ici rapportent l'importance des dépenses sociales à la taille de l'ensemble de l'économie, mesurée en produit intérieur brut (PIB). Pour l'Irlande, cela pose des problèmes particuliers. Grâce à un régime fiscal favorable aux multinationales, le pays compte un nombre exceptionnellement élevé de sièges sociaux de sociétés dites “Foreign-Owned Corporations”. Ces sociétés comptabilisent leurs bénéfices en Irlande (contribuant ainsi à stimuler le PIB), mais les transfèrent immédiatement aux pays d'origine de ces multinationales, sans que ces bénéfices enregistrés en Irlande n'aient d'impact sur l'économie irlandaise au sens large ; des problèmes similaires se posent avec la localisation des droits de propriété intellectuelle et la location d'avions commerciaux (ces avions ne sont pas fabriqués en Irlande, ils ne sont pas entretenus en Irlande, ils ne volent pas non plus à partir de l'Irlande ; cependant, la plupart des avions de ligne des grandes compagnies aériennes sont enregistrés à une adresse de boîte postale irlandaise). L'impact de ces facteurs est tel que le Central Statistics Office d'Irlande lui-même indique que, dans ce contexte, le PIB constitue une base peu utile pour estimer la taille réelle de l'économie irlandaise. L'office statistique irlandais propose donc sa propre mesure ajustée, dans laquelle les effets de distorsion de ces facteurs sont éliminés : le "revenu national brut ajusté", ou RNB*. En 2019, le PIB de l'Irlande s'élevait à 356 357 millions d'euros et le RNB* de l'Irlande à 212 597 millions d'euros. Le PIB surestime donc la taille réelle de l'économie irlandaise de près de 68 %. Toutefois, comme aussi le RNB* n'est pas entièrement comparable au PIB d'autres pays, nous indiquons dans les graphiques suivants de ce chapitre, pour l'Irlande, à la fois l'importance des dépenses sociales en termes de PIB et en termes de RNB*. Cf. par exemple ici et ici.
L'impact important du traitement fiscal des revenus sociaux sur l'ampleur des dépenses sociales publiques directes au Danemark contraste fortement avec l'impact du traitement fiscal des revenus sociaux sur les dépenses publiques en Australie. Dans ce pays, la différence entre les dépenses sociales directes brutes et nettes après prise en compte du traitement fiscal des revenus sociaux reste limitée à à peine zéro virgule un point de pourcentage du PIB. Il s'agit donc d'une méthode de travail fondamentalement différente dans la poursuite d'objectifs sociaux. En gros, on peut dire que, outre le Danemark, les autres pays nordiques (Finlande, Suède, Norvège) et certains pays continentaux (dont la Belgique, mais aussi, par exemple, l'Allemagne ou l'Autriche) optent pour des dépenses sociales publiques plus importantes, dans le cadre desquelles les revenus sociaux sont effectivement (du moins en partie) soumis à l'impôt sur le revenu, tandis que dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie, Irlande), les dépenses sociales publiques directes restent plus limitées, mais les revenus sociaux sont ensuite, pour la plupart, exonérés de l'impôt sur le revenu. Il en résulte que les différences dans l'importance des dépenses sociales publiques se réduisent considérablement une fois que l'on tient compte de ce traitement fiscal fondamentalement différent des revenus sociaux : entre le Danemark et l'Australie, l'écart des dépenses sociales se réduit presque de moitié, passant de huit points de pourcentage (en termes bruts) à quatre points de pourcentage (en termes nets).
Avantages fiscaux à finalité sociale
Le système fiscal peut être utilisé à des fins sociales non seulement en ne taxant pas certaines formes de revenus sociaux ou en les taxant à des taux inférieurs (comme nous l'avons vu plus haut), mais aussi en accordant des avantages fiscaux à certains groupes de bénéficiaires ou pour certains types de dépenses. On peut ainsi distinguer différentes formes d'avantages fiscaux sociaux (cf. graphique 4).
Pour absorber le coût d'un enfant dans le budget familial, un pays peut choisir d'accorder des allocations familiales, qui constituent une forme directe de dépenses sociales publiques et sont donc incluses en tant que telles dans les statistiques présentées ci-dessus. Cependant, à la place de ce type d'allocations familiales, ou en plus d'un tel système, on peut aussi choisir d'accorder un crédit d'impôt par enfant à charge à la famille ou au chef de ménage, ou encore d'ajuster les limites de revenus à partir desquelles une personne entre dans une tranche d'imposition supérieure en fonction du nombre d'enfants à charge. Il ne s'agit pas ici de dépenses sociales publiques directes, comme dans le cas des allocations familiales, mais d'avantages fiscaux qui ont un effet indirect sur le budget familial, similaire à celui des prestations en espèces, et qui sont conçus comme tels. Le Portugal, l'Allemagne, la France, les Pays-Bas, les États-Unis et l'Italie sont relativement généreux dans l'octroi de ces avantages fiscaux.
Un deuxième type d'avantages fiscaux à finalité sociale est constitué par les mesures fiscales destinées à encourager les acteurs privés à affecter une partie de leurs ressources disponibles à des dépenses sociales. Ainsi, même si les pouvoirs publics considèrent qu'il est socialement souhaitable que les ressources de la société soient réorientées vers des objectifs sociaux, ils ne le font pas eux-mêmes et directement (en collectant des impôts et des cotisations sociales qui sont ensuite utilisés à des fins sociales) : il appartient aux organisations privées, aux entreprises et aux ménages de dégager et d'utiliser eux-mêmes des ressources à cette fin, mais les pouvoirs publics créent un cadre fiscal attrayant à cet effet en accordant des avantages fiscaux. Par exemple, si une entreprise souscrit une assurance maladie (privée) pour ses employés et que cette partie du salaire n'est pas soumise aux impôts et cotisations sociales normalement dus, il s'agit d'un avantage fiscal à caractère social. Aux États-Unis, le coût fiscal de ces mesures s'est élevé à près de 2 % du PIB en 2019, et l'Allemagne consacre elle aussi facilement plus d'un pour cent de son PIB à de tels avantages fiscaux.
Un dernier type d'avantage fiscal pertinent ici est accordé en faveur de l'accumulation de pensions (privées), à la fois lorsque celle-ci est réalisée par les entreprises (lorsque, par exemple, une entreprise verse une partie du salaire à un fonds de pension privé ou d'entreprise, et doit payer moins ou pas de cotisations sociales à ce titre), et lorsque les ménages eux-mêmes s'engagent dans une forme d'épargne-retraite et bénéficient d'avantages fiscaux à ce titre. Au Canada, en Australie et aux Pays-Bas, le coût fiscal de cette forme d'avantage fiscal pour le gouvernement s'élève à deux pour cent ou plus du PIB ; en Suisse, en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis, il s’agit d'environ un pour cent du PIB. [NB: Il n'y a pas d'accord international sur la manière exacte de mesurer les avantages fiscaux liés à l'accumulation des pensions privées pendant toute la durée de cette accumulation. Ainsi, si l'OCDE calcule le coût fiscal pour le gouvernement des mesures existantes au cours de l'année fiscale concernée, elle ne calcule pas le coût fiscal sur l'ensemble de la période, et elle omet également ces avantages fiscaux dans ses comparaisons internationales finale.]
Alors que la compensation du traitement fiscal des revenus sociaux signifiait que les dépenses sociales publiques directes nettes pouvaient être nettement inférieures aux dépenses brutes (pensons aux pays nordiques, entre autres, avec le Danemark en tête), lorsque l'on compense le coût fiscal pour le gouvernement des avantages fiscaux accordés à des fins sociales, on obtient une image opposée. Aux États-Unis, au Canada, aux Pays-Bas, en Australie – tous des pays où les dépenses sociales publiques directes sont relativement limitées – le coût fiscal de ces avantages fiscaux à caractère social s'élève à 2,5, voire 3,5 % du PIB. Dans les pays nordiques, en revanche, ces avantages fiscaux sont inconnus ou très limités. Il convient de noter la position de l'Allemagne, où les dépenses sociales publiques directes sont relativement élevées, de même que les avantages fiscaux accordés. Par conséquent, dans le classement des dépenses sociales publiques totales, dans lequel nous incluons l'impact des avantages fiscaux, l'Allemagne passe de la huitième à la deuxième position, au-dessus de la Belgique. La France reste en tête, la Suisse et les Pays-Bas se situant tout en bas du classement, malgré l'impact relativement important des avantages sociaux fiscaux sur le budget public dans ces deux pays (cf. graphiques 5 et 6).
Cet exercice ne vise pas à donner l'impression que le choix entre dépenses sociales publiques directes et avantages fiscaux pour poursuivre certains objectifs sociaux est totalement neutre, à l'exception du traitement statistique des chiffres : en effet, c'est loin d'être toujours le cas, bien au contraire. Supposons par exemple que le pays A choisisse de verser une allocation familiale mensuelle de 100 euros à chaque ménage ayant un enfant à charge, tandis que le pays B réduise au contraire l'impôt sur le revenu dû par un ménage ayant un enfant à charge de 1.200 euros sur une base annuelle (avec zéro euro d'impôt à payer comme limite inférieure). L'impact final de ces deux formes de soutien à la famille sur le budget des ménages ne sera pas le même tout au long de la distribution des revenus. Alors que dans le pays A, chaque famille, quel que soit son niveau de revenu, bénéficiera d'une aide mensuelle de 100 euros au budget du ménage, dans le pays B, l'équivalent ne bénéficiera qu'aux ménages ayant un revenu suffisamment élevé pour devoir au moins 1.200 euros d'impôts sur le revenu par an. Ceux qui n'ont pas de revenu imposable, ou un revenu imposable trop faible, ne pourront pas bénéficier (pleinement) de l'avantage fiscal pour enfants à charge dans cet exemple hypothétique. De même, un système fiscal qui accorde des avantages fiscaux à ceux qui investissent dans des formes de pension privée ne profitera qu'à ceux qui disposent d'une puissance financière suffisante pour mobiliser les fonds nécessaires à cette fin sur une base mensuelle ou annuelle : les ménages dont les revenus sont trop faibles pour le permettre sont de facto exclus de ces avantages. Les dépenses sociales organisées par l'octroi d'avantages fiscaux peuvent donc avoir un effet redistributif inverse ; nous y reviendrons.
Dépenses sociales privées obligatoires
Cette faible position de la Suisse et des Pays-Bas dans le classement international des dépenses sociales publiques est frappante. Comment parviennent-ils, avec des dépenses sociales publiques nettement inférieures à celles de la majorité des pays étudiés ici, à construire une politique sociale dont on aurait tendance à penser qu’elle n’est pas nettement inférieure à la politique sociale de la majorité des pays ? Si toutefois l'on élargit le regard et que l'on considère non seulement les dépenses sociales publiques, mais aussi les dépenses sociales privées, leur position apparaît sous un jour tout à fait différent.
Les dépenses sociales publiques sont des dépenses à finalité sociale dont la gestion des moyens est publique. Les impôts que nous payons et les cotisations à la sécurité sociale alimentent respectivement le budget général et les caisses des institutions (publiques) de sécurité sociale ; les différentes autorités belges peuvent ensuite, en fonction de leurs compétences, puiser dans le budget général fédéral et le budget des entités fédérées ainsi que dans les caisses des institutions de sécurité sociale pour financer leur politique sociale. L'octroi d'avantages fiscaux pour des dépenses privées à caractère social ayant un impact direct sur le budget public, cette charge fiscale est également affectée aux dépenses sociales publiques (totales).
Cependant, que se passe-t-il si le gouvernement non seulement encourage mais aussi exige des organisations, des entreprises ou des ménages qu'ils allouent des fonds à des fins sociales, sans que le gouvernement lui-même, directement ou indirectement, ne collecte, ne gère ou ne débourse ces fonds ? Que se passe-t-il si ces fonds sont collectés, gérés et déboursés par des organisations privées ? Dans ce cas, on ne peut plus parler de dépenses sociales publiques (et ces dépenses ne sont donc pas comptabilisées dans les statistiques des dépenses publiques), mais plutôt de dépenses sociales privées mandatées par les pouvoirs publics.
Par exemple, si une entreprise est obligée de souscrire une assurance maladie pour ses employés ou de cotiser à un fonds de pension, ou si chaque personne domiciliée dans un pays est obligée de s'affilier à un assureur maladie privé, les assureurs et les fonds de pension fonctionnant en toute indépendance par rapport au gouvernement (ce qui ne veut pas dire qu'ils ne peuvent pas être étroitement réglementés), ces paiements et dépenses n'apparaissent pas dans les statistiques publiques, mais doivent être enregistrés dans les comptes du secteur privé. À l'inverse, une modification de la loi peut également avoir pour effet de rendre obligatoire ce qui était considéré comme une dépense sociale privée volontaire. L'introduction de l' « Obamacare » aux États-Unis en 2014 en est un exemple : certaines entreprises ont été obligées de fournir une assurance maladie à leurs employés. Nombre de ces entreprises disposaient déjà d'un tel régime : dans les statistiques, on observe alors un passage de dépenses sociales privées volontaires à des dépenses sociales privées obligatoires. Un autre exemple est l'introduction, à partir du 1er janvier 2006, d'un nouveau système d'assurance maladie aux Pays-Bas : les caisses d'assurance maladie ‘classiques’, qui fonctionnaient avec des fonds collectés par l'État, ont dû céder la place à des assureurs maladie privés (réglementés) auxquels chaque citoyen néerlandais était tenu de s'affilier. Par conséquent, de 2005 à 2006, les statistiques montrent un glissement des dépenses sociales publiques et des dépenses sociales privées volontaires vers la rubrique des dépenses sociales privées obligatoires.
L'importance des dépenses sociales privées obligatoires peut difficilement être surestimée. En Suisse (en 2019), ces dépenses sociales privées représentent près d'un dixième du PIB, aux Pays-Bas plus de six pour cent, aux États-Unis près de six pour cent et en Australie près de quatre pour cent. Ces pays font donc un grand bond dans un classement international des dépenses sociales lorsque l'on inclut les dépenses sociales privées obligatoires en plus des dépenses sociales publiques : la Belgique tombe à la cinquième place, car les États-Unis et l'Australie consacrent une part plus importante de leur PIB aux dépenses sociales que la Belgique. La différence entre la Belgique et la Suisse passe de dix points de pourcentage à seulement un point de pourcentage, et avec les Pays-Bas, la différence n'est plus que de deux points de pourcentage (cf. graphiques 7 & 8).
Par conséquent, le total (net) des dépenses sociales publiques et privées obligatoires donne une image beaucoup plus complète du niveau des dépenses sociales (publiques et obligatoires) dans un pays que si nous nous limitons, comme le font la plupart des classements, aux dépenses sociales brutes publiques directes.
Dépenses sociales privées volontaires
Toutefois, nous pouvons et nous devons compléter ce tableau en identifiant également les dépenses sociales privées volontaires. En effet, il n'est pas inconcevable qu'un pays libère relativement peu de fonds publics à des fins sociales et n'impose pas ou peu d'obligations dans ce domaine aux acteurs privés, mais que les entreprises et les ménages choisissent néanmoins de se couvrir davantage contre les risques sociaux : ils savent, ou du moins pensent savoir, que la taille relativement limitée des systèmes publics et privés obligatoires de sécurité sociale (au sens large) signifie qu'ils ne pourront pas recourir à ces mécanismes de soutien en cas de besoin social, ou qu'ils ne pourront pas le faire suffisamment. Nous avons vu précédemment que les gouvernements peuvent encourager et inciter à adhérer à ces systèmes volontaires d'assurance sociale en accordant des avantages fiscaux aux entreprises ou aux ménages qui souscrivent une assurance maladie (non obligatoire) ou investissent dans l'accumulation de pensions privées (supplémentaires). Le coût fiscal de l'octroi de ces avantages fiscaux est comptabilisé dans les dépenses sociales publiques ; les avantages sociaux résultant de l'adhésion à ces programmes sont comptabilisés dans les dépenses sociales privées volontaires.
Il convient de noter que l'accès à ces programmes sociaux privés volontaires dépend fortement des capacités financières des ménages et des individus. Les personnes dont le budget familial disponible ne leur permet pas de s'affilier à un système d'assurance privé ne peuvent évidemment pas prétendre par la suite aux avantages découlant de l'affiliation à ces systèmes privés.
Là encore, l'ampleur de cette forme de dépenses sociales privées ne peut être sous-estimée. Tant le Royaume-Uni que les Pays-Bas consacrent plus de cinq pour cent de leur PIB à ces dépenses sociales privées volontaires ; aux États-Unis et au Canada, elles dépassent même six pour cent du PIB (cf. graphique 10). Le classement international de l'importance des dépenses sociales est donc à nouveau bouleversé lorsque l'on tient compte de ces dépenses (cf. graphique 9) : les Pays-Bas également dépassent désormais la Belgique.
Le coût de la politique sociale : chaque euro compte
Nous avons vu à quel point le fait de considérer uniquement les dépenses sociales publiques directes brutes peut fausser la réponse à la question de savoir si un pays dépense beaucoup ou peu dans la poursuite d'objectifs sociaux dans une perspective internationale. En effet, cette mesure ne tient pas compte (a) de l'impact des différences de traitement fiscal des revenus sociaux dans les différents pays ; (b) de l'importance des avantages fiscaux accordés aux dépenses sociales privées ; (c) des dépenses sociales privées imposées par le gouvernement ; et (d) des dépenses sociales privées volontaires.
En effet, le montant total de ce que l'on peut appeler les dépenses sociales complémentaires (avantages fiscaux sociales et dépenses sociales privées) peut être important, et c'est précisément dans les pays où les dépenses sociales publiques directes sont les plus faibles que ces dépenses sociales complémentaires comptent pour beaucoup dans la balance. Au Royaume-Uni, en Australie et au Canada, les dépenses sociales complémentaires représentent un quart à un tiers des dépenses sociales totales ; en Suisse, aux États-Unis et aux Pays-Bas, jusqu'à 40-50 % du coût de la politique sociale est supporté par ces systèmes complémentaires, obligatoires ou non (cf. graphique 11).
La somme du coût fiscal des avantages fiscaux et des dépenses sociales privées représente jusqu'à 15 % du PIB aux États-Unis et aux Pays-Bas, plus de 12 % en Suisse et plus de 9 % au Canada. L'Australie consacre près de 8 % de son PIB à ces dépenses, et le Royaume-Uni près de 7 %. Par comparaison, en Belgique, ces coûts sont limités à un peu plus de 2 % du PIB, mais les dépenses sociales publiques directes y sont proportionnellement plus élevées (cf. graphique 12).
Par conséquent, lorsque nous prenons en compte ces formes supplémentaires de financement des dépenses sociales, et que nous obtenons ainsi une image plus complète de l'ampleur réelle des dépenses sociales dans un pays, et donc du « coût » de la politique sociale dans ce pays, nous constatons de fortes modifications dans les classements internationaux.
Alors que la France reste en tête, la Belgique tombe à la cinquième place (moins d'un point de pourcentage du PIB séparant les numéros cinq à dix du classement : chiffres décimaux). Les Pays-Bas, qui, si l'on ne considère que les dépenses sociales publiques directes brutes, se trouvaient presque en bas du classement, à la 20e place, se hissent à la quatrième place, avec des dépenses sociales supérieures d'un point et demi de pourcentage à celles de la Belgique (au lieu de 12 points de pourcentage de moins). Les États-Unis passent même de la dix-neuvième à la deuxième place, avec un niveau de dépenses sociales inférieur de seulement zéro virgule un point de pourcentage à celui de la France en 2019 (cf. graphique 13).
Si l'on considère le tableau d'ensemble et que l'on tient compte de l'organisation financière et fiscale spécifique de la politique sociale dans un pays, telle qu'elle prend forme dans l'interaction des acteurs publics et privés, on constate que l'ampleur des dépenses sociales belges n'est pas du tout remarquablement élevée. Nos voisins, la France, l'Allemagne et les Pays-Bas, consacrent davantage de moyens à la poursuite d'objectifs sociaux, de même que les États-Unis. Toutefois, ces différents pays le font chacun de manière très différente, les États-Unis et les Pays-Bas (ainsi que la Suisse) mettant, certes chacun à leur manière, très fortement l'accent sur le rôle des acteurs privés dans l'organisation financière de la politique sociale, alors que ce rôle reste relativement limité en Belgique, précisément parce que les pouvoirs publics y jouent un rôle plus important.
[NB: Le cadre des règles fiscales européennes exerce une pression sur le choix politique et social de transférer le coût fiscal de la politique sociale entre le secteur public et le secteur privé : la manière dont les règles fiscales sont rédigées et interprétées pousse les pays ayant des déficits budgétaires ou des ratios d'endettement plus élevés à réduire les dépenses publiques, et donc à transférer les dépenses sociales du secteur public vers le secteur privé.]
Dépenses sociales, résultats sociaux ?
Le fait qu'un pays consacre plus ou moins de ressources à la politique sociale ne signifie évidemment pas que ces ressources sont utilisées de manière plus ou moins efficace : allouer de l'argent à la poursuite d'objectifs sociaux est une chose, effectivement atteindre ces objectifs en est une autre. Toutefois, mesurer l'efficience et l'efficacité des dépenses sociales est une question particulièrement difficile, à laquelle nous ne tenterons pas de répondre ici. Avant de nous concentrer sur les soins de santé dans les prochaines parties de ce projet de recherche, où nous ne pourrons pas éviter la question de l'efficacité des systèmes de soins de santé dans les différents pays, nous pouvons déjà affirmer qu'offrir une protection contre la pauvreté semble être une exigence minimale d'une politique sociale adéquate : offrir une protection contre la pauvreté, même en période de détresse sociale, est une condition nécessaire, mais pas suffisante, pour une politique sociale réussie.
Le graphique 14 montre comment les différents pays se classent en termes de protection contre la pauvreté. Tout en bas du classement, on trouve les États-Unis, où pas moins de 18 % de la population vit avec un revenu qui, après impôts et transferts sociaux, est inférieur à la moitié du revenu médian du pays ; un quart de la population américaine doit se contenter d'un revenu inférieur à 60 % du revenu médian. Par ailleurs, dans la moitié inférieure du classement, avec les taux de pauvreté les plus élevés, on trouve également les pays anglo-saxons (l’Australie, le Royaume-Uni et le Canada), le Japon, ainsi que les pays du sud de l'Europe (l’Espagne, l’Italie, la Grèce et le Portugal). En Allemagne aussi, plus de 10 % de la population a dû se contenter d'un revenu inférieur à la moitié du revenu médian en 2019.
En revanche, les pays nordiques, la Finlande et le Danemark, se situent tout en haut du classement, avec les taux de pauvreté les plus bas : la part de la population en situation de (grande) pauvreté y est trois fois moins élevée qu'aux États-Unis. Aux Pays-Bas, en Irlande et en Belgique, 8 % de la population vit avec un revenu inférieur à ce seuil de pauvreté profonde. En Belgique, huit autres pour cent doivent se contenter d'un revenu qui, bien que supérieur à la moitié de la médiane, est inférieur à 60 %. La Belgique réussit donc mieux que la grande majorité des pays à protéger les gens de la grande pauvreté, mais une part un peu plus importante de la population que dans certains autres pays doit vivre avec un revenu qui la fait passer au-dessus de ce seuil de pauvreté profonde, mais qui ne lui permet pas encore de rejoindre la classe moyenne, avec un revenu supérieur à 60 % du revenu médian.
Le même montant de dépenses sociales peut donc aboutir à des résultats sociaux très différents. Nous avons vu précédemment que la France et les États-Unis dépensent presque autant à la poursuite d'objectifs sociaux : dans les deux pays, les dépenses sociales totales représentent un bon tiers du PIB (cf. graphique 15). Mais alors qu'aux États-Unis, 18 % de la population vit dans la pauvreté profonde malgré l'importance des transferts sociaux, bien qu'ils passent en grande partie par des canaux privés, en France, ce chiffre est inférieur à 9 %. Ces résultats différents sont observés dans toute une série de pays ayant des niveaux de dépenses similaires : les Pays-Bas surpassent l'Allemagne à cet égard, la Belgique fait beaucoup mieux que l'Australie, la Finlande et le Danemark font nettement mieux que l'Italie.
En termes d'inégalité des revenus (après impôts et transferts sociaux), on observe également des situations très différentes dans les différents pays à haut revenu (cf. graphique 16). Les États-Unis sont en tête du classement, avec des inégalités de revenus très élevées, et nous constatons à nouveau que les autres pays anglo-saxons et les pays d'Europe du Sud sont également confrontés à des inégalités relativement importantes, même après prise en compte de l'impact des transferts sociaux. Les Pays-Bas et la Suisse, les deux pays non anglo-saxons dont les politiques sociales s'appuient fortement sur les transferts sociaux privés, obtiennent d'aussi bons (ou mauvais) résultats en matière d'inégalité que les pays d'Europe du Sud. Les pays nordiques, quant à eux, se trouvent tout en bas du classement, avec les inégalités les plus faibles. La Belgique affiche également de très bons résultats à cet égard : il n'y a qu'en Norvège que l'inégalité des revenus après transferts sociaux est inférieure à la nôtre.
Au moins en ce qui concerne la protection contre la pauvreté et la poursuite d'une société dans laquelle la société n'est pas traversée par des inégalités trop flagrantes, nous voyons donc que l'efficacité de la politique sociale n'est pas directement proportionnelle à l'importance des dépenses sociales (totales) : la manière dont ces dépenses sociales sont financées, quel rôle joue le secteur public et quel rôle joue le secteur privé, et comment ces ressources sont déployées, est - il va sans dire - également d'une grande importance, tout comme le contexte social plus large dans lequel cette politique sociale est menée et soutenue par cette politique sociale.