Le modèle d'analyse de la soutenabilité de la dette de la Commission européenne se présente comme un outil rigoureux et objectif d'élaboration des trajectoires budgétaires. Mais lorsqu'on ouvre la boîte noire, une autre histoire apparaît.
Les politiques d'austérité sont de retour, portées par deux événements. En juin 2024, l'Union européenne a adopté des règles budgétaires révisées. Elles imposent à la plupart des pays de la zone euro des efforts budgétaires conséquents. Pour la Belgique, la consolidation budgétaire attendue est la plus importante depuis celle réalisée dans les années 1990 pour entrer dans la zone euro. En juin 2024, la Commission européenne a envoyé à la Belgique une trajectoire de référence provisoire. Dans un scénario de période d'ajustement de 4 ans, l'objectif serait de réaliser à partir de 2025 un effort budgétaire de 17,6 milliards d'euros (2). Dans un scénario de 7 ans, l'effort total s'élèverait à près de 21 milliards d'euros.
Ces règles s'accompagnent d'une pression politique accrue. En juillet, la Commission européenne a placé la Belgique et six autres États membres en procédure pour déficit excessif et les élections du 9 juin ont porté au pouvoir des partis acquis à l'idée d'une politique d'austérité. Les déclarations gouvernementales, notes de négociation et épures budgétaires le confirment.
L'instrument-clé qui guide les futures trajectoires budgétaires des États membres, et donc cette politique d'austérité, est le modèle d'analyse de la soutenabilité de la dette (DSA –Debt Sustainability Analysis) de la Commission européenne. Créé au début des années 2000 pour retraduire en termes techniques les débats politiques houleux liés à la crise de la dette des pays du Tiers monde, ce modèle acquiert aujourd'hui un rôle central et beaucoup plus directif et prospectif dans l'établissement des trajectoires budgétaires. Lorsqu'il fut pensé, nombreux chercheurs insistaient sur les limites de cette "décontextualisation" du débat sur la soutenabilité de la dette. Pour le dire autrement, la soutenabilité de l'endettement des États-Unis, puissance économique et militaire, ne peut être interprétée de la même manière que celle du Burundi. En Europe, ce modèle est pourtant utilisé pour élaborer les trajectoires budgétaires de tous les États membres…
Le présupposé est (toujours) dans le modèle
Le modèle DSA se présente comme un outil rigoureux et objectif d'élaboration des trajectoires budgétaires. Mais lorsqu'on ouvre la boîte noire, c'est une autre histoire qui apparaît. Loin de se réduire à un instrument technique, le modèle pose des jugements normatifs quant à l'évolution de la dette et à l'efficacité des politiques d'austérité. Premièrement, il disqualifie a priori la monétisation de la dette, c'est-à-dire qu'il considère comme acquis que les banques centrales n'ont pas, peu importe le contexte économique, à intervenir dans le financement du budget d'un État. Deuxièmement, le modèle DSA tel qu'il est appliqué par la Commission repose sur les seuils d'endettement (60% du PIB) et de déficit (3% du PIB) du Traité de Maastricht. Or, dès les années 1960, les économistes de la Banque mondiale démontraient que la soutenabilité de la dette ne peut être analysée sur la seule base de métriques budgétaires simples (taux d'endettement et taux de déficit) mais qu'elle est davantage liée à des facteurs politiques et économiques globaux (la qualité de la gouvernance et du système politique, le PIB par habitant, le climat politique, la sécurité perçue de la dette publique, etc.).
Au Japon, la dette est passée de 98% du PIB en 1995 à 261% en 2022 sans que le pays ne connaisse de problème de liquidité. Troisièmement, le modèle DSA présuppose une remontée future du taux d'intérêt dans la zone euro et une stagnation de la croissance, ce qui pourrait impliquer un effet boule de neige sur la dette publique, c'est-à-dire un emballement de l'endettement provoqué par des taux d'intérêt moyens sur la dette supérieurs à la croissance du PIB nominal. Ces tendances pessimistes sont, en outre, estimées sur une décennie. Qui peut sérieusement aujourd'hui prévoir l'évolution du taux d'intérêt et de la croissance à 10 ans?
Quatrièmement, il est construit sur le principe sous-jacent que des politiques d'austérité budgétaire réduisent nécessairement, et presque mécaniquement, le taux d'endettement d'un pays. Or, de manière plus générale, le FMI admet lui-même, à partir d'un large échantillon de pays, que l'austérité budgétaire échoue généralement à réduire le ratio dette/PIB (3), en raison de son impact sur la croissance économique.
Le risque : l'austérité "autoréalisatrice"
Au contraire, le modèle DSA pourrait déboucher sur une crise autoproduite selon un schéma bien connu de "prophéties autoréalisatrices". Dans le contexte actuel, ce mécanisme fonctionne de la façon suivante. Le modèle DSA prédit de manière pessimiste que l'effet boule de neige va revenir, alors que ce n'est actuellement pas le cas. Sur base de ces prévisions, les gouvernements estiment que le taux d'endettement, que l'UE nous impose de réduire, ne peut être réduit que par une politique d'austérité, ce qui est actuellement le cas. Cette politique fait chuter la croissance, élève le taux d'endettement, ce qui pousse les marchés financiers à exiger une prime de risque plus grande pour acheter la dette. Le taux d'intérêt s'élève. Un effet boule de neige apparaît, le taux d'intérêt devenant supérieur au taux de croissance. Ce qui n'était au départ qu'une fiction (le retour de l'effet boule de neige) devient une réalité, non pas en dépit de la politique d'austérité, mais à cause d'elle. Ce type de mécanisme explique en partie la crise des dettes souveraines en zone euro dans les années 2010 (4).
- (1) Auteurs de l'analyse "Construire l'austérité : le modèle DSA de la Commission européenne", disponible à l'adresse : https://www.econospheres.be/Construire-l-austerite-Le-modele-DSA-de-la-Commission-europeenne
- (2) En prenant comme base le PIB de 2024
- (3) FMI, "Coming down to earth: how to tackle soaring public debt", World Economic Outlook, avril 2023
- (4) P. De Grauwe et Y. Ji, "Self-fulfilling prophecies in the Eurozone: an empirical test", Journal of International Money and Finance, 2013
- Cet avis a été publié dans La Libre.